Lorsqu’un journaliste rwandais vivant en exil à Londres s’est assis sur un banc dans un jardin public, en août 2022, ses premiers mots, après des présentations nerveuses, ont été : « Ma femme ne voulait pas que je vienne. Nous devons être prudents. » Après avoir observé les alentours afin de s’assurer que personne n’écoutait, il explique que certains de ses proches au Rwanda, actuellement sous surveillance, ont été marginalisés du fait de son travail. À Londres, il vit dans la peur et l’isolement, et a souffert de crises de panique et de dépression. Il possède un gilet pare-balles, et des caméras de surveillance sont installées autour de son domicile. « J’ai cessé d’assister à tout rassemblement de Rwandais. Je n’invite plus de Rwandais chez moi. Mais maintenant, je fais l’objet d’attaques en ligne », a-t-il déclaré.[1]
Le président rwandais Paul Kagame ainsi que le parti au pouvoir, le Front patriotique rwandais (FPR), ont souvent été salués pour avoir reconstruit un pays presque entièrement détruit après le génocide de 1994. Cependant, comme le montrera ce rapport, le FPR a, depuis son arrivée au pouvoir en 1994, également répondu avec force et souvent de manière violente aux critiques, déployant une série de mesures pour lutter contre les opposants réels ou présumés, notamment des exécutions extrajudiciaires, des disparitions forcées, des actes de torture, des procès politiques et des détentions illégales, ainsi que des menaces et intimidations, du harcèlement et de la surveillance physique. Ces mesures ne visent pas uniquement les détracteurs et opposants vivant dans le pays.
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Le contrôle, la surveillance et l’intimidation des communautés de la diaspora et de réfugiés rwandais et d’autres personnes à l’étranger peuvent être attribués en partie à la volonté des autorités de réprimer l’opposition au gouvernement, et de maintenir leur contrôle. Du fait de leur refus de retourner au Rwanda et de leur capacité à critiquer les autorités rwandaises depuis l’exil, les réfugiés et les demandeurs d’asile contredisent aussi l’image que les autorités cherchent à renvoyer – celle d’un pays que ses habitants ne fuient pas.
Pour ce rapport, Human Rights Watch s’est entretenu avec plus de 150 personnes en Afrique du Sud, en Australie, en Belgique, au Canada, aux États-Unis, en France, au Kenya, au Mozambique, en Ouganda, au Royaume-Uni, en Tanzanie, en Zambie, ainsi que des membres de leur entourage vivant au Rwanda, afin d’enquêter sur les tactiques mises en œuvre par le gouvernement rwandais et ses intermédiaires pour cibler des Rwandais à l’étranger.
Cette enquête révèle que les autorités ont créé un climat dans lequel de nombreux Rwandais à l’étranger, même ceux résidant à des milliers de kilomètres du Rwanda, ont recours à l’autocensure, s’abstiennent de s’engager dans des activités politiques légitimes et vivent dans la peur de voyager, d’être agressés ou de voir leurs proches au Rwanda pris pour cible.
Dans ce rapport, Human Rights Watch a documenté plus d’une dizaine de cas de meurtres, d’enlèvements et de tentatives d’enlèvement, de disparitions forcées et d’agressions physiques visant des Rwandais installés à l’étranger.
Le rapport conclut aussi que le gouvernement rwandais a tenté d’utiliser la coopération policière, y compris les notices rouges d’Interpol, les mécanismes judiciaires internationaux, ainsi que les demandes d’extradition pour obtenir la déportation d’opposants ou de détracteurs vers le Rwanda.
Dans de nombreux cas, les proches des personnes interviewées vivant au Rwanda ont eux-mêmes été la cible de détentions arbitraires, d’actes de torture, d’assassinats présumés, de harcèlement, ainsi que de restrictions de leurs déplacements, afin d’exercer des pressions sur les membres de leur famille à l’étranger pour qu’ils cessent leur activisme. Cela a de fait réduit de nombreuses personnes au silence. Par exemple, une personne interviewée, qui a expliqué qu’un de ses proches avait été torturé dans une maison résidentielle utilisée comme lieu de détention non officiel (« safe house » en anglais) au Rwanda pendant huit mois en raison de son activisme politique en exil, a déclaré : « Si vous publiez mon nom, ils le tueront. »[2]
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Certains cas détaillés dans ce rapport mettent en lumière les efforts extraordinaires que le gouvernement rwandais est prêt à déployer, ainsi que les moyens à sa disposition, pour attaquer ses opposants. À travers la violence physique, la surveillance, l’utilisation abusive des mécanismes d’application des lois—que ce soit au niveau national ou international—, les abus contre les proches au Rwanda et les atteintes à la réputation par le biais d’attaques en ligne, les individus ciblés font face à des efforts clairs visant à les isoler socialement et à réduire leurs perspectives financières et professionnelles dans leur pays d’accueil. Les cas exposés dans ce rapport témoignent par ailleurs du caractère implacable des attaques : de multiples tactiques sont souvent employées simultanément, et si l’une échoue, d’autres sont utilisées pour venir à bout de la personne ciblée.
Alors que le Rwanda occupe une place de plus en plus importante sur la scène internationale, notamment en voyant ses représentants placés à la tête d’institutions multilatérales et en tant que l’un des principaux pourvoyeurs de contingents de maintien de la paix en Afrique, les Nations Unies et les partenaires internationaux ont détourné le regard quant à la portée et la gravité du bilan déplorable de ce pays en matière de droits humains.
Au Mozambique, par exemple, où le déploiement des troupes rwandaises en 2021 a été salué pour sa contribution au rétablissement de la paix et de la sécurité dans la province du Cabo Delgado, les présentes recherches ont également révélé que, depuis mai 2021, au moins trois Rwandais ont été tués ou ont disparu dans des circonstances suspectes, tandis que deux autres ont survécu à des tentatives d’enlèvement. Plusieurs réfugiés rwandais ont indiqué avoir été menacés par des représentants de l’Ambassade rwandaise et avoir reçu le message qu’ils risquaient leur vie s’ils ne rentraient pas dans le rang. Un réfugié rwandais interviewé à Maputo a déclaré : « J’ai peur tout le temps. J’ai peur quand je vois une voiture s’arrêter derrière moi. J’ai peur quand quelqu’un [vient sur mon lieu de travail]. Je m’attends à être tué à tout moment. J’ai refusé de retourner au Rwanda, alors ils vont me tuer. Il n’y a nulle part où aller. Ce n’est pas sûr ici, mais ce n’est sûr nulle part. »[3]
Le rapport se concentre sur des abus documentés depuis 2017, l’année où le président Paul Kagame a remporté un troisième mandat de manière écrasante, avec un résultat officiel de 98,8 pour cent des voix. Un référendum en 2015 a consolidé son pouvoir et celui du FPR en permettant au président Kagame de se présenter pour un mandat de sept ans et deux autres mandats de cinq ans par la suite – avec la possibilité de se maintenir ainsi au pouvoir jusqu’en 2034. Depuis sa prise de pouvoir, le FPR a mis en œuvre un programme de développement ambitieux et s’est efforcé de transformer l’image du Rwanda à l’échelle internationale. Il a cherché à attirer les investissements, à favoriser le tourisme et à accueillir des événements de haut niveau tels que le tout premier tournoi de la Ligue africaine de basket-ball en mai 2021 et la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth en juin 2022. Cependant, ces avancées n’ont pas été accompagnées de progrès en matière de droits civils et politiques. En effet, propager une « opinion internationale hostile » du pays à l’étranger est un crime régulièrement utilisé dans les poursuites lancées contre les détracteurs et les journalistes au Rwanda, et pour intimider et museler les voix critiques.
Le gouvernement rwandais cherche activement à discréditer ses détracteurs à l’étranger – en particulier ceux qui pourraient saper la légitimité du FPR. Il existe trois catégories principales de personnes qui sont ciblées hors des frontières du Rwanda : les personnes influentes—et souvent riches—au sein de la communauté des réfugiés rwandais de leur pays d’accueil ; les opposants politiques ou les détracteurs, qui utilisent la sécurité relative de l’exil pour critiquer le gouvernement, y compris des membres de l’opposition et de groupes armés en exil ou les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec ces groupes ; et les anciens membres du FPR et de l’Armée patriotique rwandaise (APR), désormais appelée Forces rwandaises de défense (RDF), qui ont fui le Rwanda.
Ces recherches montrent que des responsables des ambassades rwandaises ou des membres de la Rwandan Community Abroad (RCA), un réseau international d’associations de la diaspora liées au ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale (Ministry of Foreign Affairs and International Cooperation, MINAFFET), ont surveillé les demandeurs d’asile et les réfugiés rwandais et ont exercé des pressions sur eux pour les contraindre à rentrer au Rwanda ou à cesser de critiquer le gouvernement. Parce qu’ils ont critiqué le gouvernement ou le FPR, de nombreux Rwandais à l’étranger ont fait l’objet d’attaques en ligne par des sites Web et des comptes sur les réseaux sociaux qui ont des liens présumés avec les services de renseignement rwandais et défendent généralement le gouvernement. Les accusations diffusées sur ces sites vont du soutien aux groupes d’opposition armés au négationnisme. Des Rwandais vivant à l’étranger—y compris des Tutsis qui ont fui le Rwanda pendant ou après le génocide—ont déclaré que la seule perspective d’être pris pour cible par de telles attaques en ligne les dissuadait de s’exprimer. Plusieurs rescapés du génocide ont raconté à Human Rights Watch qu’ils avaient fait l’objet d’attaques en ligne pour avoir critiqué le FPR et qu’ils avaient vu ou avaient eu peur de voir des membres de leur famille être forcés de les dénoncer sur des chaînes YouTube pro-gouvernementales.
Human Rights Watch a documenté cinq cas de meurtres, trois enlèvements et tentatives d’enlèvement, et au moins six cas d’agressions physiques et de passages à tabac—dont certains semblaient être des tentatives de meurtre—de résidents permanents, de réfugiés et de demandeurs d’asile rwandais en Afrique du Sud, au Kenya, au Mozambique, en Ouganda et en Tanzanie. Dans certains cas, les auteurs présumés de ces crimes parlaient kinyarwanda, la langue nationale du Rwanda, ou étaient des individus suspectés de travailler pour le gouvernement rwandais. Dans certains cas, les victimes ont été informées qu’elles seraient livrées au Rwanda ou ont été accusées de travailler contre le gouvernement rwandais.
En tant que détracteurs ou opposants, réels ou supposés, au gouvernement rwandais, les victimes partagent toutes un certain profil ; avant ces attaques, plusieurs d’entre elles avaient été menacées par des individus faisant partie du gouvernement rwandais ou proches de celui-ci. Le contexte de persécution plus large des critiques du gouvernement à l’intérieur du Rwanda donne de la crédibilité à l’allégation selon laquelle ces attaques étaient motivées par des considérations politiques. Il soulève également des préoccupations sérieuses et plausibles quant à la possibilité d’une tolérance, acceptation ou même collusion de l’État à l’égard de ces attaques.
Ces abus violents ont lieu à une fréquence inquiétante, en particulier dans les pays africains et dans les pays où le gouvernement rwandais a une présence active, y compris une présence militaire, des ambassades, des associations de la diaspora ou des partenariats économiques. Dans presque tous les cas, les enquêtes menées par les gouvernements des pays d’accueil ont piétiné ou n’ont pas débouché sur des arrestations ou des poursuites. Dans certains cas, les autorités du pays hôte semblent s’être entendues avec le Rwanda ou du moins semblent avoir fermé les yeux sur les abus. De nombreux Rwandais se sentent par conséquent sans protection ; à moins que des mesures ne soient prises, ces abus risquent de s’aggraver en raison de l’influence croissante du Rwanda sur le continent africain.
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Ce rapport a également documenté cinq cas où les autorités rwandaises ont cherché à faire arrêter des Rwandais et à les faire transférer au Rwanda, en particulier en Afrique de l’Est, souvent par le biais de demandes apparemment non officielles adressées aux organismes nationaux d’application des lois. Dans certains cas, les autorités d’application des lois du pays hôte ont refusé de procéder aux expulsions, mais n’ont pas fourni de protection adéquate à la victime. Dans d’autres cas, la détention puis le transfert suspecté ou confirmé ont constitué des disparitions forcées. Human Rights Watch a documenté trois cas de Rwandais au Kenya et en Ouganda qui ont échappé de justesse à une expulsion vers le Rwanda après avoir été arbitrairement détenus par les autorités chargées de l’application de la loi. Dans au moins un cas, les autorités kényanes ont simplement dit à un demandeur d’asile de quitter le pays, pour sa propre sécurité. Ces tactiques ont créé une peur de voyager profondément ancrée pour de nombreux Rwandais vivant à l’étranger. Beaucoup de Rwandais interviewés en Europe et en Amérique du Nord ont déclaré ne plus voyager en Afrique car ils estiment que c’est trop dangereux.
Dans leurs efforts ciblant les opposants ou détracteurs, les autorités rwandaises ont accordé peu d’importance à l’indépendance du pouvoir judiciaire ou au devoir de protection des autorités policières dans les pays hôtes. Le gouvernement rwandais a fait un usage abusif des notices rouges d’Interpol à deux reprises et, dans un cas, a obtenu l’extradition d’un demandeur d’asile rwandais vivant aux États-Unis sur la base d’accusations de génocide, qui ont ensuite été annulées par un tribunal rwandais. Malgré cela, il reste emprisonné au Rwanda après avoir été condamné pour négation du génocide.
De nombreuses personnes interviewées qui ont choisi de poursuivre leurs critiques publiques en exil ont dû mettre fin à leurs communications avec leurs proches au Rwanda. Plusieurs personnes ont déclaré que les membres de leur famille au Rwanda sont sous surveillance ou se sont vu refuser la délivrance d’un passeport, ce qui les empêche de quitter le Rwanda.
Deux Rwandais vivant à l’étranger—désormais citoyens naturalisés en France et au Royaume-Uni, respectivement—ont été détenus au Rwanda alors qu’ils s’y rendaient pour des raisons personnelles. Ils ont été ciblés apparemment en représailles à l’activisme politique de leurs proches en France et au Royaume-Uni et soumis aux pratiques judiciaires arbitraires et abusives du Rwanda. Des responsables diplomatiques de leurs pays d’accueil avaient connaissance de ces deux cas et sont intervenus pour obtenir la libération de leurs ressortissants. Le non-respect de la procédure régulière par les autorités rwandaises dans ces affaires ainsi que le manque de crédibilité des accusations portées contre ces deux personnes mettent en évidence le risque d’abus et de poursuites politisées, y compris pour les réfugiés et d’autres Rwandais qui ont obtenu la nationalité d’un autre pays.
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Le ciblage des proches est une forme de contrôle particulièrement vicieuse dont l’usage pourrait expliquer pourquoi une partie considérable de la répression extraterritoriale du Rwanda—qui va bien au-delà des cas médiatisés d’assassinats, de tentatives d’assassinat et de disparitions—n’est que peu visible.
En ciblant les dissidents rwandais réels ou supposés à l’étranger, ainsi que leurs proches, les autorités rwandaises ont violé un éventail de droits, notamment les droits à la vie, à la vie privée, à la liberté d’expression et d’association, à la sécurité physique, à la liberté de mouvement, le droit de ne pas être soumis à la torture et le droit à un procès équitable.
À l’échelle mondiale, les abus extraterritoriaux commis par les gouvernements et d’autres acteurs contre leur propre population ont un effet particulièrement dissuasif, tant au sein de leurs frontières qu’à l’étranger. C’est précisément la raison pour laquelle certains gouvernements ont recours à ces tactiques : pour envoyer le message selon lequel celles et ceux qui les critiquent ne sont en sécurité nulle part.
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De nombreux pays hôtes cités dans ce rapport—tels que le Royaume-Uni et les États-Unis—ont noué de solides partenariats avec le Rwanda, pays pour lequel ils sont également d’importants bailleurs de fonds. Ces gouvernements et d’autres devraient utiliser les liens étroits qu’ils ont tissés avec Kigali pour faire pression sur le gouvernement rwandais afin qu’il améliore son bilan en matière de droits humains aussi bien au niveau national qu’international. Pourtant, ce n’est que très rarement que ces gouvernements expriment publiquement des préoccupations concernant les droits humains dans le cadre de leurs interventions bilatérales ou multilatérales. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et les autorités des pays hôtes devraient mener des enquêtes approfondies sur les cas d’abus et garantir une protection adéquate aux demandeurs d’asile, réfugiés, résidents permanents rwandais et citoyens naturalisés exposés à des risques. Les pays d’Afrique de l’Est et d’Afrique australe, où les Rwandais sont les plus exposés aux attaques soutenues par l’État rwandais et aux retours forcés vers ce pays, devraient enquêter et poursuivre les responsables qui ont facilité les abus extraterritoriaux du Rwanda.
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Le refus de l’ONU et de la communauté internationale de reconnaitre la gravité et la portée des violations des droits humains commises par le gouvernement rwandais tant à l’échelle nationale qu’internationale, ainsi que l’hostilité croissante du parti au pouvoir à l’égard de ceux qu’il perçoit comme remettant en cause ses quasi 30 ans au pouvoir, ont laissé de nombreux Rwandais sans aucun recours. Il est désormais nécessaire que le Rwanda rende des comptes pour son bilan national déplorable en matière de droits humains afin de mettre un terme à la répression extraterritoriale que son gouvernement mène.
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