Dans les sociétés dévastées par les conflits et les crimes de masse, la justice transitionnelle apparaît comme une voie essentielle pour restaurer la paix et la cohésion sociale. En République Démocratique du Congo (RDC), où les cicatrices des conflits s’étendent sur plusieurs décennies, la question de la justice pour les victimes se pose avec acuité. Jean-Bosco Muhemeri, membre de la Coalition Congolaise pour la Justice Transitionnelle (CCJT), nous guide à travers les enjeux et défis que rencontrent les victimes dans ce processus complexe à travers l’émission « Chronique de la Justice Transitionnelle », organisée par le Réseau des Journalistes pour la Justice Transitionnelle à Bukavu, avec le soutien d’ « Impunity Watch ».
Les défis multiples des victimes
« La justice transitionnelle, ce sont des mécanismes mis en place par un État qui a vécu des crises graves, afin de permettre à la société de se reconstruire et de restaurer l’harmonie », nous explique Jean-Bosco Muhemeri. Mais, avant tout, il rappelle que les victimes, souvent invisibles dans les processus juridiques, sont au cœur de ces mécanismes.
Ces victimes ne sont pas seulement celles qui ont subi directement les violences, mais aussi celles dont les vies ont été altérées de manière indirecte – qu’il s’agisse de blessures physiques, psychologiques, ou économiques.
Les réalités des victimes congolaises sont multiples, en particulier à l’Est du pays, où les atrocités se poursuivent encore aujourd’hui. Depuis 1993, la guerre et ses conséquences ont engendré un nombre incalculable de victimes. Les populations du Nord-Kivu, du Sud-Kivu et même des régions auparavant intactes comme le Bandundu ou le Nord de l’Équateur, continuent de souffrir des séquelles des conflits. Ces victimes, souvent déconnectées de leurs communautés et réduites à la vulnérabilité, se retrouvent déstabilisées, non seulement physiquement, mais aussi moralement et psychologiquement.
Vulnérabilité et fracture sociale
Les souffrances des victimes engendrent un véritable bouleversement dans leur vie sociale. Jean-Bosco Muhemeri souligne que ces victimes sont plongées dans un profond sentiment de honte et de peur, souvent isolées et stigmatisées par leurs propres communautés.
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« Ils deviennent méfiants, repliés sur eux-mêmes, et c’est là que la société doit intervenir pour leur redonner confiance », explique-t-il. Cette vulnérabilité rend encore plus difficile l’accès à la justice, une justice qui, dans le contexte congolais, reste peu accessible pour de nombreuses victimes, en raison des obstacles financiers et de la complexité du système juridique.
Le coût de la justice, souvent hors de portée pour les familles les plus modestes, constitue un frein majeur à l’exercice des droits des victimes.
La justice transitionnelle : un concept méconnu
La notion même de justice transitionnelle, qui englobe des mécanismes judiciaires et non judiciaires, reste largement ignorée au sein de la population congolaise.
Le manque d’information et la difficulté à sensibiliser les citoyens aux enjeux de la justice transitionnelle compliquent la tâche.
« Pour que les gens puissent se prendre en charge et comprendre leurs droits, il faut un travail de sensibilisation continu », explique Jean-Bosco Muhemeri, qui pilote le groupe de travail sur les garanties de non-répétition. Cela implique de renforcer la culture de la justice transitionnelle, en mettant l’accent sur l’importance de l’information et de l’éducation sur ce sujet crucial.
Les réformes institutionnelles et l’absence d’autorité de l’État
Un autre défi majeur réside dans la faiblesse des institutions congolaises, souvent incapables d’assurer une justice effective. L’absence d’autorité de l’État, en particulier dans les zones de conflit, rend difficile l’accès à une justice équitable pour les victimes.
« L’État congolais a du mal à répondre aux attentes sociales de la population, et cela se ressent dans la gestion des dossiers de justice transitionnelle », confie Jean-Bosco Muhemeri. Mais il note aussi des progrès, avec la mise en place d’un fonds de réparation pour les victimes, à travers le mécanisme Fonarev, et l’élaboration d’une politique d’orientation sur la justice transitionnelle avec le soutien des institutions internationales et de la société civile. Ces initiatives, bien que récentes, sont des pas importants vers la reconnaissance et la réparation des souffrances des victimes.
Le rôle central des victimes dans la construction de la mémoire
L’une des dimensions les plus importantes de la justice transitionnelle est la mémoire collective. Jean-Bosco Muhemeri souligne que les victimes doivent être au centre de cette mémoire : ce sont elles qui portent le récit des souffrances, qui détiennent les témoignages essentiels pour que les générations futures comprennent ce qui s’est réellement passé.
« C’est aux victimes de dire quels types de monuments elles souhaitent voir érigés. C’est leur histoire, et elles doivent être les narrateurs de cette histoire », explique-t-il.
Le travail de mémoire doit également inclure un processus de réconciliation entre les communautés. La construction de cette mémoire ne doit pas se faire dans le rejet ou l’oubli, mais plutôt dans un cadre qui permette à la société de se réconcilier avec son passé sans pour autant en être prisonnière.
« Il faut que le peuple congolais puisse tourner la page, mais sans oublier », plaide Jean-Bosco Muhemeri, insistant sur l’importance de la réconciliation pour éviter que les erreurs du passé ne se répètent.
Enfin, la justice transitionnelle en RDC est un processus complexe, semé d’obstacles, mais aussi porteur d’espoir pour les victimes. Les défis sont nombreux, que ce soit en termes d’accès à la justice, de réconciliation sociale ou de réparation des préjudices. Mais avec des mécanismes comme le Fonarev, des réformes institutionnelles et une meilleure prise en compte des voix des victimes dans la construction de la mémoire, il est possible d’envisager un avenir plus juste et plus harmonieux. Comme l’affirme Jean-Bosco Muhemeri, la réconciliation commence par la reconnaissance des souffrances des victimes, et la nation doit d’abord se réconcilier avec elle-même avant d’aller de l’avant.
Ségolène Iranga, stagiaire Université Catholique de Bukavu (UCB)